Joy : « nous les mamans solos nous devons trouver la puissance de continuer même lorsque nous perdons espoir »
Exilée du Burundi pour avoir osé dire, exprimer, écrire, Joy vit désormais à Bruxelles, où elle élève seule son fils Ron. Pour cette femme-force, à chaque jour sa bataille, mais aussi sa victoire. Il était une fois, l’histoire d’une héroïne du quotidien....
15 février 2024. Schaerbeek, une rue à double sens à quelques pas du parc Josaphat. Sur le coin, un immeuble. Dans le hall, la poussette de Ron. Joy vit au premier étage. Dans la cuisine, sur le feu, mijote une grande casserole d’épinards. L’appartement deux pièces est couvert de coussins. « Le bâtiment est insalubre, je retrouve parfois des cafards, il y a beaucoup d’humidité. Pour le petit, ça ne convient pas, mais pour l’instant c’est tout ce que je peux payer. Alors, je fais avec et je crée du moelleux pour nous offrir une impression de cocon » introduit-elle en s’asseyant dans le salon. Sur la table, une feuille de papier. « J’ai écrit mon histoire. C’est une manière de me décharger et de retrouver ma liberté de parole qu’on a essayé de m’enlever », souffle-t-elle en saisissant le texte. Elle lit : « Je suis Joy, fille africaine née dans la guerre et je vis aujourd’hui à Bruxelles comme en plein désert. » Dans quelques jours, elle livrera son récit sur la scène de l’Espace Senghor dans le cadre du projet Tamtam Quidam. Pour l’heure, la chaleur du public est encore loin, alors c’est ici dans son appartement que Joy se raconte, nous raconte....
Les mots de la liberté, les mots de tous les dangers
« Je suis née au Burundi, à Bujumbura, en 1993, en plein pendant la guerre. Mon nom m’a été donné pour aider ma famille à garder espoir et penser à un avenir plus heureux. » Dès l’enfance puis l’adolescence, Joy nourrit l’ambition de devenir une femme indépendante. Inspirée par ses parents journalistes, elle s’engage pour faire résonner les voix silenciées. « Je voulais montrer à ma génération que les ethnies c’est n’importe quoi, que ce qui compte c’est d’être ensemble. Mon arme, c’était la poésie, la déclamation, les discours. Je me sentais une âme de leadeuse et me rêvais en version féminine du prince Louis Rwagasore, héros de la décolonisation. » Portée par ses idéaux, en 2012, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance du pays, elle trouve le moyen de prendre la parole lors de la commémoration nationale. « J’ai pu déclamer mon message de paix, de nécessité de solidarité. C’était un grand moment qui m’a apporté beaucoup de joie. » L’euphorie est malheureusement de courte durée. À la suite de cette visibilisation, la jeune femme commence à subir de nombreuses pressions politiques.
Quitter ou mourir
Sans autre choix que de quitter son pays, Joy fuit avec l’aide d’une passeuse. « Tout s’est déroulé dans l’urgence. On m’a donné un passeport belge avec la photo de quelqu’un qui me ressemblait. J’ai enfilé une burka. Dans ma tête, dans mon cœur, je ne ressentais plus rien, c’est comme si j’étais morte. » Arrivée en avion à la douane belge, Joy enchaine les contrôles et atterrit finalement dans le hall des arrivées de l’aéroport de Zaventem. Prétextant une dernière formalité, la passeuse lui reprend le passeport et disparait. Joy se retrouve seule, sans papiers, sans argent, sans repère. « Je voyais les gens aller, venir ; les bouquets de fleurs d’accueil, les embrassades et moi j’étais là à ne pas comprendre où je me trouvais. » Après plusieurs heures, elle se confie à une femme qui attend quelqu’un ; cette dernière propose de l’héberger. Le lendemain matin, à l’aube, Joy marche jusqu’à l’office des étrangers. Sa demande d’asile est enregistrée par l’administration. « Là, enfin, j’ai senti que j’étais en sécurité, ça a été un immense soulagement. » Elle est dirigée vers un centre Fedasil près de Namur. Un nouveau chapitre est désormais à écrire....
Tout réapprendre
Pendant plusieurs mois, dans le centre, elle partage sa chambre avec trois autres femmes. « Jamais je n’aurais cru me retrouver dans une telle précarité. Je me suis juré de ne plus jamais écrire : mes pensées m’avaient conduit à vivre l’enfer. J’étais triste, en colère. » Pour passer le temps, elle suit plusieurs formations d’intégration sociale, mais aussi d’aide-ménagère ou de premiers secours. Après quelques mois, elle est transférée dans une maison collective à Mouscron. « J’avais cette fois une chambre à moi, un espace pour penser... J’ai recommencé à écrire pour me décharger, mais je déchirais les feuilles pour ne pas prendre de risque, j’étais encore terrorisée par les conséquences de mes mots. » En 2018, elle obtient son statut de réfugiée. « Petit à petit j'allais mieux, mais j’avais tout le temps peur. Je me souviens quand l’agent de quartier est passé pour ma domiciliation, sa visite a réveillé des craintes, je n’osais pas le regarder dans les yeux. Il m’a rassurée et m’a dit ‘je suis là pour ta sécurité’. Ça m’a émue. » Petit à petit, elle reprend pied sur son existence et décide de venir s’installer à Bruxelles. Elle trouve un emploi dans un commerce de l’aéroport national, mais en mars 2020, la covid 19 entre dans nos vies. Tout s’arrête. « Il était prévu que je retrouve mon compagnon réfugié en Ouganda en avril pour notre mariage. J’ai pris le dernier avion pour le rejoindre. » En pleine crise sanitaire, le couple devient officiellement mari et femme. Une fois le confinement levé, Joy rentre en Belgique motivée à se remettre au travail afin de préparer autant qu’elle peut le futur avec son conjoint qu’elle espère faire venir par regroupement familial.
Le sourire de Ron et l’écoute comme art de la joie
Fin 2021, elle repart en Ouganda. « Mon mari n’arrêtait pas d’insister pour qu’on ait un enfant. Moi je trouvais que c’était trop rapide, mais en raison de la pression culturelle, il m’était difficile de refuser. » Joy tombe enceinte, comme son mari est sans possibilité d’acquérir un visa, c’est seule qu’elle rentre en Belgique. « J’ai vécu une grossesse très solitaire, en plus je souffrais d’une thrombose qui m’a mise en incapacité de travail. Ça a été très dur cette période, mais finalement, l’accouchement s’est très bien passé. C’était une sorte de miracle. » Aujourd’hui, Ron, son enfant, a 18 mois. C’est un petit garçon très calme et souriant. « Au quotidien, l’insécurité et la solitude, c’est vraiment fatigant. Je dois jouer le rôle d’une personne très stable, très heureuse pour ne pas transmettre à mon enfant ce que ressens. » Dans cette vie-galère de maman solo, Joy arrive quand même à trouver quelques espaces de liberté ou de légèreté, notamment à travers le Petit Vélo Jaune qu’elle a découvert par l’ONE. « Les moments avec Annelies, ma coéquipière me font beaucoup de bien. On sort, on va au musée, au parc, au café. Avec elle, j’essaye de retrouver la Joy d’avant tous les problèmes, la Joy qui aimait déclamer des poèmes et qui pensait pouvoir changer le monde. Avec Annelies, je regagne ma force, mon courage, ma joie. »
Joy interrompt son récit et saisit son téléphone : 17h, il est temps d’aller chercher son fils à la crèche. Sur le chemin elle souffle « Je veux retrouver une vie normale. J’aimerais reprendre des études un jour....Pour l’instant je n’ai pas de place dans ma tête avec le ménage, le soin de mon fils et les galères administratives pour faire venir mon mari ici… Mais j’aimerais devenir assistante sociale, pour aider les personnes qui sont dans les problèmes comme moi. Quand j’imagine ça et notre vie à trois, ça me donne de l’espoir. Je m’accroche. » Dans la cour de la crèche, Ron joue avec les autres enfants. À la vue de sa maman il lui court dans les bras « mon garçon si joli, si sage » murmure-t-elle en l’embrassant avant de l’installer dans la poussette.
Femme forte
20 février 2024. Espace Senghor. Sur la scène, Joy se tient fière, droite, lumineuse. Dans le public l’écoute est totale. Elle commence « Je suis Joy, fille africaine née dans la guerre et je vis aujourd’hui à Bruxelles comme en plein désert. » Quand la lumière revient, les applaudissements font vibrer les corps, les cœurs, son corps, son cœur. Quelques jours plus tard, elle se remémore sa performance : « Au début j’ai parlé avec toute ma sensibilité et puis j’ai senti quelque chose de plus grand que moi. Un peu comme si je portais le message de toutes les personnes nées pendant la guerre. Moi je suis sauvée, mais beaucoup d’autres jeunes meurent en ce moment même dans le silence et l’indifférence. Face au public, je me suis sentie investie de la mission de transmettre leur parole. »
Le 8 mars marque la journée internationale des droits des femmes, de celles qui portent, consolent, avancent ou craquent. À toutes celles qui dans la solitude de leur foyer, parfois perdent espoir, Joy souhaite leur partager sa force et son message : « Quand j’étais plus jeune, mon père me disait tout le temps ‘Pour garder la foi, fais ce que tu dois faire et laisse le temps faire le reste’. Aux autres femmes, je répéterais donc les mots de mon père auxquels j’ajouterais ‘courage, battez-vous pour cultiver votre art de la joie. Il y a des moments durs pour nous toutes, mais l’aube finit toujours par dissiper les monstres de la nuit. »
📸 Jeanne Gabriel