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L'art de tout, l'air de rien

Dix ans de construction, de remises en question, de mises en relation. Vaille que vaille « Le Petit vélo jaune » trace sa route solidaire. Ce jeudi 12 octobre 2023, à la Tricoterie, témoins, penseur·euses, expert·es de terrain ont célébré la décade de l’association et insufflé la beauté du soin. Et si dans un monde où nous sommes tous·tes vulnérables, pour nous sauver de la dégringolade, on optait pour la force du lien ? Retour par la journaliste Jehanne Bergé sur une journée qui a su faire rimer émotions, prises de position et inspirations.

D’un côté, celles et ceux qui cherchent à se remettre en selle, à trouver leur équilibre, à aller de l’avant. De l’autre, celles et ceux prêts à écouter, à tendre la main, à prendre le temps. Entre les deux, le Petit vélo jaune, association née de la volonté de proposer un soutien bienveillant d'égal à égal. Un défi relevé haut la main puisque depuis 10 ans, l’asbl a mis au jour près de 300 liens entre parents isolé·es et coéquipier·es bénévoles. Si le chiffre fait mouche, ce qui compte vraiment ce sont les histoires qui se cachent derrière. À chaque binôme sa trajectoire : il y a Aïcha et Catherine, Masoumeh et Aurian, Faryda et Charlotte, et tous·tes les autres. Autant de rencontres qui se tissent avec sensibilité pour composer au fil du temps une toile solide et puissante où retrouver pieds, force et confiance.

Quand le secteur de l’aide se retrouve à bout de souffle
Pour saisir les enjeux d’un projet comme le Petit vélo jaune, il importe de plonger dans la réalité loin d’être rose de celles et ceux qui œuvrent à combattre la précarité. Dans cette société de plus en plus digitalisée qui est la nôtre, les espaces de liberté, de marges de manœuvre, d’échanges non institutionnalisés se voient réduits à peau de chagrin. En parallèle, les crises multiples ne font que renforcer les inégalités. Face aux demandes toujours croissantes, le secteur social se retrouve à bout de souffle. « En six ans, il y a eu une augmentation de 30% du nombre de revenus d’intégration sociale. L’ensemble de nos dossiers a doublé en 20 ans. Dans certaines grandes villes, on arrive à 140 familles accompagnées par assistant·e sociale, alerte Alain Vaessen, directeur général de la Fédération des CPAS Wallons. Aujourd’hui, le politique renvoie tout le monde vers le CPAS, nous sommes devenus la porte d'entrée du système social et plus le dernier filet. » Cette explosion systémique impacte évidemment le travail mené par les acteur·rices de terrain. « Face à la pression, à la charge administrative, au travail à la chaine, on perd le temps de l’écoute, de l’empathie et on finit par dérailler », souligne Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux. Aujourd’hui, les travailleur·euses du soin sont obligé·es d’œuvrer dans de véritables conditions de déshumanisation. Face à ces constats, comment s’en sortir ? Des pistes sont proposées : militer collectivement pour le renforcement des structures, repolitiser la lutte contre la pauvreté et s’autoriser quand il le faut un pas de côté.

La confiance, ça se construit

« Nous vivons dans une société qui dit ‘nous’ et ‘eux’. Il faut se réapproprier le sens du commun, et en prendre soin. L’humain est par essence vulnérable, mais nous ne le sommes pas tous·tes au même degré. Il est nécessaire de repenser les interdépendances et les solidarités autrement. Le temps est indispensable pour, comme le dit Cynthia Fleury, ne pas rajouter de l’indigne à l’indignité », argumente Jacinthe Mazzochetti, anthropologue et autrice. Et si faire autrement passait par une forme de résistance ? Pascale Huylenbroeck est PEPS (Partenaires Parents-Enfants) pour l’ONE. Au quotidien, elle se rend à domicile pour accompagner les familles au plus près de leurs besoins. « La confiance, ça se construit. La reconnaissance que je reçois est très souvent liée à la disponibilité que je prends, pas spécialement aux démarches que je réalise. Parfois, je laisse tomber les papiers, l’administratif au profit de l’humain ; il faut faire des choix, sinon ce n’est pas possible. » Même son de cloche du côté de Kadija Bouchirab, assistante sociale et coordinatrice de la Maison des Parents Solos : « Les personnes qu’on accompagne se sont senties invisibilisées à plusieurs reprises au long de leur parcours, ce qui peut leur faire perdre le sens de leur existence. Prendre le temps, ce n’est pas juste une heure d’entretien avec les gens, c’est les regarder dans les yeux, les écouter, leur dire 'vous existez, vous comptez'. Aussi, il est nécessaire de penser les salles d’attente avec chaleur pour humaniser le lien. »

 

Prendre le temps de s'apprivoiser
Et le Petit vélo jaune dans tout ça ? Si se serrer les coudes pour que les services en place gagnent en financement, reconnaissance et autonomie se révèle essentiel, créer des espaces alternatifs aux contraintes de rentabilité imposées par le monde politique peut aussi s'avérer une clé. Depuis 2013, l’asbl accompagne les parents isolés socialement, en situation de difficultés et de précarité. Au cœur de la démarche : permettre le temps de la compréhension mutuelle afin de pouvoir affirmer ‘je te vois, je t’écoute, tu existes et je suis là pour toi’. Tel le Petit Prince et le renard, les binômes parents (souvent des mères en situation de monoparentalité) et coéquipier·es b
énévoles apprennent à s’apprivoiser, à dépasser la méfiance, à consolider des liens. « Je n’avais personne avec qui partager un verre de thé. Je gardais tout à l’intérieur de moi. J’avais besoin de prendre soin de mes émotions avant de pouvoir m’occuper de mes quatre enfants », témoigne Aïcha, 33 ans, maman solo originaire de Guinée. Suite à sa mise en relation avec Catherine, 66 ans, infirmière sociale à la retraire, Aïcha a retrouvé confiance en elle, en tant que femme, en tant que mère. « Catherine m’a vue dans des moments de faiblesse, elle m’a aidée à traverser une période difficile de grande précarité sociale. Grâce à elle, le brouillard qui m’entourait s’est dissipé. Elle m’a permis d’y voir plus clair. À présent, j’ose ressortir de chez moi avec mes enfants. Aujourd’hui, mon quotidien, je l’envisage comme un défi à relever. »

Être avec plutôt que de faire pour

Parmi les coéquipier·es, plusieurs évoquent l’amour dont elles et eux-mêmes ont bénéficié ; de la sécurité du foyer, de la force que ça leur a apporté, et dès lors de leur envie de rendre, de partager un peu de ce château fort intérieur. Mais donner de soi, c’est aussi apprendre à recevoir de l’autre. « Je suis une maman seule. Je suis iranienne, ça fait trois ans que je suis en Belgique. Je souhaite à ma fille de devenir forte et indépendante. Mon quotidien carbure à 1000 à l’heure. En me tournant vers le Petit vélo jaune, je pensais que j’allais avoir un baby-sitter, mais c’était bien plus que ça. Au début, j’ai eu du mal à lui accorder ma confiance, mais Aurian ne m’a jamais lâchée », témoigne Masoumeh.

Pour sa part, son coéquipier, Aurian, avance : « J’ai toujours été un adepte du ‘être avec’ plutôt que de faire pour. Révéler à l’autre sa valeur est à la portée de chacun·e. Se voir une fois par semaine de manière régulière permet de s’engager afin de passer d’une relation aidant-aidé à une relation humaine. L’écoute est, a été un ingrédient essentiel. » Masoumeh renchérit « ça m'a changée, aujourd’hui je suis plus ouverte, j’ose demander de l’aide. » Aurian souligne les horizons nouveaux que lui a offerts Masoumeh : « L’accompagnement d’un an est terminé, mais le but est de rester en lien. »

Il était une fois la solidarité chaude

Faryda et Charlotte, quant à elles, racontent leur rencontre sororale comme une découverte de l’autre et d’elles-mêmes. « Personne ne m’avait appris à être une femme, une maman. Après mon accouchement, je me suis sentie très seule. L’ONE s'occupait de ma fille, et moi, qui allait prendre soin de moi ? J’avais besoin d’une grande sœur », explique Faryda. Les deux femmes se sont découvertes autour de ces questions de féminité et de maternité. « Si le Petit vélo jaune ne t’avait pas mise sur mon chemin, je n’aurais pas eu la chance de t’accompagner. J’ai l’impression de te connaitre depuis si longtemps, nous deux, c’est une évidence. » Le Petit vélo jaune se veut un passage, une intersection entre des mondes qui à Bruxelles se croisent sans se rencontrer, alors quand ça « clique » », il y a quelque chose de « magique » comme le répètent les différent·es intervenant·es.

Structure à taille humaine, l’association a opté pour l'ancrage local, mais son modèle de solidarité chaude fait des émules. Le projet essaime et a permis la naissance d’autres asbl qui à leur échelle remettent au centre l’empathie et le commun : Tout un village à Ottignies, Chemin'on à Charleroi, Stapsteen vzw, une asbl néerlandophone à Bruxelles, et La tribu des familles à Tournai. Autant d'endroits qui offrent un cadre où retrouver des plumes, ainsi que l’a déclamé avec poésie Laurence Vielle. « La solidarité chaude du Petit vélo jaune inspire, rassemble et c’est tant mieux. Comme le dit la sociologue Fatima Ouassak, ‘les lieux chaleureux sont le socle de tout’. En Belgique, le terreau associatif est richissime, mais nous devons faire face à des défis énormes, il va falloir être robustes, se faire confiance et se montrer un peu plus désobéissant·es vis-à-vis des politiques », conclut Céline Nieuwenhuys.

 

Jehanne Bergé est journaliste indépendante et réalisatrice de documentaires sonores. Spécialiste des questions sociales, elle collabore notamment avec Alter Échos, Médor et Les Grenades. Elle a co-écrit et enregistré le podcast « À bras le cœur » autour de l’altruisme.

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Illustration de Lara Pérez Dueñas.

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