Le droit à un logement décent où élever seule ses enfants ?
Face aux obstacles engendrés par la crise du marché locatif bruxellois, les mamans solos d’origines étrangères se retrouvent en première ligne de la précarité liée au mal-logement. Entre injustices structurelles, luttes contre les discriminations et pistes de solutions, Le Petit Vélo Jaune brosse le portrait de leurs réalités, de notre société et d’un futur auquel aspirer.
Hassanatou et Myriam ne se connaissent pas, et pourtant au quotidien elles sont victimes des mêmes galères. Pour fuir leurs murs insalubres, leurs bébés dans les bras, elles courent les annonces immobilières. Malgré leur bonne volonté, refus après refus, l’accès à un lieu de vie décent finit par se transformer en mirage.
« Les murs rendent mon enfant malade »
Schaerbeek, avenue Princesse Elisabeth. Une ancienne maison bruxelloise divisée en appartements. Par la fenêtre du sous-sol : les rails de tram, les roues des voitures, les pieds des passants. C’est dans ce petit trois-pièces en enfilade que vivent Hassanatou, 34 ans et son bébé de 9 mois. Originaire de Guinée, elle est arrivée en Belgique il y a 7 ans. « Quand je suis sortie du centre Fedasil en 2018, je ne savais pas où aller. C’est une nièce qui m’a aidée à trouver mon premier logement à Forest. Il y avait des souris, beaucoup de cafards, c’était terrible, mais je ne trouvais aucun autre endroit où m’installer. » En 2023, Hassanatou tombe enceinte. « Mon compagnon vit en France, c’est lui qui a trouvé ce logement-ci pendant mon séjour à l’hôpital. En apparence, il est mieux que celui de Forest, mais j’ai vite réalisé que ce n’était qu’un leurre. » Ici, dans chaque pièce, l’humidité envahit les murs des conditions de vie qui ont un impact direct sur la santé de son bébé. « Un médecin a attesté que ses symptômes respiratoires et ses plaques d’eczéma résultaient de l’insalubrité de mon logement. Mon enfant souffre, les murs le rendent malade, c’est terriblement douloureux à supporter. » Malgré la non-conformité des lieux, Hassanatou paie 750 € de loyer, soit la moitié de ses allocations de chômage. Et puisqu’elle vit dans une véritable passoire énergétique, les frais de chauffage explosent le montant des charges qu’elle peine à payer. Décidée à ne pas se laisser faire, elle a pris contact avec la juriste d’un service social de première ligne.
« En découvrant mes démarches, les propriétaires ont pris peur et ont enfin commencé à rénover, mais ils se sont contentés de couvrir les taches d’humidité avec un coup de peinture. »
« J’ai peur d’un jour me retrouver à la rue »
Direction Saint-Gilles. Myriam, 26 ans, vit dans un souplex à quelques pas de la Porte de Hal. Dans cet appartement une chambre, elle élève seule ses jumeaux d’un an et trois mois. « J’ai quitté leur père violent peu avant leur naissance. Je suis originaire du Congo. Dans ma culture, se séparer c’est tabou. Je me suis fermée sur moi-même, ça a été très difficile. » En plus des blessures physiques et émotionnelles, c’est seule que Myriam a dû affronter sa sortie de l’hôpital avec ses jumeaux pour arriver dans ce lieu de vie inadapté à deux nouveau-nés. « Si cet appartement n’a jamais été parfait, avec les deux petits, il s’est transformé en enfer. Une fois mon fils est tombé dans l’escalier qui mène vers la chambre dans la cave, j’ai eu très peur. Aussi, le quartier est dangereux, il y a déjà eu plusieurs infractions dans l’immeuble, je ne me sens pas à l’aise de vivre seule ici avec mes bébés. » Sans compter les problèmes d’humidité, le chauffage défectueux, et le fait que le propriétaire de Myriam ait mis le bien en vente.
« Tous les jours des acheteurs potentiels viennent voir l’appartement. Je ne me sens plus chez moi. Le préavis de fin de bail est terminé depuis longtemps, le propriétaire me laisse tranquille pour le moment… Mais j’ai peur d’un jour me retrouver à la rue alors que je travaille comme aide-soignante, que j’ai un CDI, un salaire et une stabilité financière ! »
« C’est un cercle vicieux. Beaucoup de propriétaires refusent de louer aux personnes qui ne travaillent pas. J’aimerais retravailler, mais je dois d’abord trouver une crèche pour mon bébé, et comme je cherche un appartement c’est compliqué, car je ne sais pas dans quel quartier nous finirons par trouver quelque chose… »
Recherche logement décent
Si Hassanatou et Myriam sont contraintes de subir les mauvaises conditions de leur logement et les risques pour la santé mentale et physique qui y sont liés, c’est parce qu’elles n’ont pas le choix. Bien conscientes de l’insalubrité de leur lieu de vie, elles cherchent depuis des mois un autre logement, en vain. Après plusieurs dizaines de candidatures déposées et autant de non-réponses, Hassanatou commence à perdre espoir. « C’est un cercle vicieux. Beaucoup de propriétaires refusent de louer aux personnes qui ne travaillent pas. J’aimerais retravailler, mais je dois d’abord trouver une crèche pour mon bébé, et comme je cherche un appartement c’est compliqué, car je ne sais pas dans quel quartier nous finirons par trouver quelque chose… »
Myriam, elle, est en quête d’un nouveau toit depuis plus d’un an. « J’ai fait des dizaines et des dizaines de visites : rien. Ça fait longtemps que j’ai compris qu’à Bruxelles je ne trouverai pas, donc je cherche dans les environs : Tubize, Soignies, Braine-le-Comte.
À chaque fois, je dois me débrouiller avec les horaires du boulot et prendre les deux enfants avec moi. La poussette dans les trains, c’est une véritable galère. Quand on arrive, parfois, il y a 100 personnes pour la même visite ! S’il y a un couple où les deux travaillent, bien sûr que c’est eux qui vont être choisis. Vivre ces déceptions à répétition, c’est épuisant. »
À l’intersection des discriminations
Hassanatou et Myriam ont bien conscience des discriminations dont elles sont victimes. Femmes, mères seules, d’origine étrangère, elles se trouvent à l’intersection de multiples discriminations. « Il ne faut pas se baser sur les stéréotypes ; on peut être une maman solo et payer le loyer. Si on s’engage, c’est qu’on est capable d’assumer » commente Hassanatou. Thibaud de Menten est coordinateur de l’asbl Loyers Négociés, qui soutient au quotidien les locataires mal logés à faire valoir leurs droits.
« La pénurie de logements modestes est une réalité depuis très longtemps, mais elle ne fait que s’empirer. Même sans commettre de discrimination formelle, puisque le bailleur a l’embarras du choix face à la demande, il va conclure avec la personne avec laquelle il a le plus d’affinités. C’est compliqué. Et puis, il y a en effet des bailleurs qui discriminent de manière très volontaire. Il existe un arsenal législatif pour se défendre et porter plainte pour discrimination, mais finalement ce n’est pas ça qui aide les personnes à trouver un logement. » Selon ce spécialiste, un élément supplémentaire à prendre en compte est le fait que les propriétaires utilisent de plus en plus leurs propres réseaux sociaux pour trouver de potentiel·les locataires. Faute de capital social¹ , les familles monoparentales d’origine étrangère ont alors moins accès aux offres de logement qui passent par le bouche-à-oreille. « Puisque je n’ai pas de privilèges, que je ne connais personnellement aucun propriétaire, mon seul espoir à présent, c’est de pouvoir occuper l’appartement que mon père va bientôt quitter à Tubize lorsqu’il déménagera, comme ça il peut parler de moi au bailleur », souffle Myriam.
20 % des parents solos d’enfants de moins de 3 ans sont inscrit·es sur les listes d’attente pour obtenir un logement social/modéré/moyen auprès d’un organisme de logement social, d’une commune, d’un CPAS, d’un Fonds du logement ou d’une Agence Immobilière Sociale. Seulement, les ménages sur liste d’attente surpassent largement l’offre de logements publics. Dès lors, le temps d’attente pour un logement social fluctue entre 10 et 16 ans.
Un marché privé en crise totale
Les réalités de Hassanatou et Myriam sont loin d’être singulières. Dans une excellente enquête publiée sur le site de Médor, la journaliste Catherine Joie pointe les inégalités sociales structurelles quant à l’accès au logement à Bruxelles. On y découvre que sur les plus de 570 000 ménages bruxellois, 280 000 entrent dans les conditions de revenus pour accéder à un logement social. Or en pratique, seulement 6 % des gens vivent dans en logement social adapté à leurs revenus. Le reste de la population se retrouve sur le marché locatif privé. « Puisqu’il n’y a pas d’offre suffisante, les candidat·es locataires se font évincer de logements corrects et se retrouvent dans des logements en moins bon état, mais avec des loyers plus importants, éclaire Thibaud de Menten. Ces personnes discriminées qui finissent par accepter des logements insalubres faute de mieux ont besoin d’un soutien pour faire valoir leurs droits. Ces dernières années, nous nous sommes battus pour défendre un loi intégrant la responsabilité de pratiquer un prix non abusif, par rapport aux caractéristiques du logement et à la qualité du bien loué. »
Revenons aux logements sociaux. Selon une étude menée par la Ligue des familles,
20 % des parents solos d’enfants de moins de 3 ans sont inscrit·es sur les listes d’attente pour obtenir un logement social/modéré/moyen auprès d’un organisme de logement social, d’une commune, d’un CPAS, d’un Fonds du logement ou d’une Agence Immobilière Sociale. C’est le cas de nos deux héroïnes, Hassanatou et Myriam. Seulement, les ménages sur liste d’attente surpassent largement l’offre de logements publics. Dès lors, le temps d’attente pour un logement social fluctue entre 10 et 16 ans, soit une éternité. Pour pallier le système, une allocation de loyer majorée a été mise en place dans la Région de Bruxelles-Capitale afin de permettre aux personnes les plus précaires d’accéder au marché privé. Mais face aux discriminations précédemment citées, n’est-ce pas le serpent qui se mord la queue ?
Un peu d’espoir ?
« Parfois, j’ai l’impression que tout le monde s’en fout de nous », murmure Myriam. Face à ce sombre tableau, comment rassurer les femmes, les mères, les familles ? Quelles sont les solutions, ou du moins quels sont les leviers de changement ? La Fédération Bruxelloise Unie pour le Logement a dressé une liste de revendications. Thibaud de Menten expose lui aussi quelques pistes : « Les enjeux sont politiques, législatifs et économiques. Il faut bien sûr travailler sur l’offre de logements sociaux, construire du neuf, mais ça prend du temps. En parallèle, il faut continuer d’accompagner et soutenir les propriétaires à rénover et transformer le bâti, mais en négociant des conditions de location accessibles aux plus modestes. Il est primordial aussi d’augmenter l’allocation de loyer, ce qui aurait pour effet de mieux positionner ce public sur le marché privé. Il faut par ailleurs soutenir les locataires vulnérables et sanctionner les propriétaires qui se croient au dessus des lois. »
De son côté, l’association féministe Angela.D œuvre à attirer l’attention sur le logement comme marqueur social des inégalités entre les hommes et les femmes. L’asbl a notamment développé un partenariat avec une Agence Immobilière Sociale pour réserver des appartements pour les femmes en grande nécessité de relogement en raison de critères spécifiques liés à leur genre : situation de violences intrafamiliales, dette et précarité féminine, isolement social, monoparentalité… « Notre objectif est de mettre en place des solutions de logement pour les femmes, mais aussi de sensibiliser les acteurs institutionnels du secteur — milieu particulièrement masculin — sur le fait que c’est une question extrêmement genrée. On tente de leur démontrer en quoi l’utilisation de l’espace par les femmes pour les femmes bénéficie en fait à tout le monde, que ce soit au niveau de la sécurité, de la mobilité » explique Marina Bigaignon, coordinatrice de l’asbl. Des propos porteurs, qui ouvrent des horizons et qui entrent en résonance avec les mots de Ketty Steward, docteure en psychologie et autrice de science-fiction : « L’avenir désirable devient ainsi celui qui saura démontrer sa capacité à prendre en compte les moins intégrées d’entre nous et leur permettre d’exister. » Il en va de notre dignité, à toutes et tous.
✍️ Jehanne Bergé
[1] Désigne l’ensemble des réseaux (familiaux, amicaux, professionnels, de proximité…) auxquels une personne participe et dont elle peut recevoir des informations ou des aides en cas de besoin. (Sources : Alternatives Economiques).